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1. Lemercredi 10 février 2010 �03:09, par bibi fricotin

La musique baroque: une musique contemporaine?


L�interpr�tation chez Harnoncourt



On a coutume de consid�rer Harnoncourt comme l�initiateur du renouveau de la musique baroque dans la deuxi�me moiti� du XXe si�cle � ou, en tout cas, on a coutume de le consid�rer comme l�initiateur de ce renouveau, de tous, le plus exemplaire: dans la deuxi�me moiti� du XXe si�cle, il se pr�sente, de tous, comme le plus connu, comme le plus reconnu � voire: comme le plus l�gendaire. En un sens: qui dit musique baroque dit Harnoncourt; qui dit Harnoncourt dit musique baroque. De toute �vidence: Harnoncourt entrera, � ce titre, dans l�histoire de la musique. Mais il arrive, comme on a vu, que l'histoire se trompe � ou plut�t: il arrive que l�histoire, je veux dire: l�histoire officielle, r��crive l�histoire� Tel semble, ici, �tre le cas. Tel semble, ici, �tre le probl�me: Harnoncourt entrera dans l�histoire de la musique, oui, il y entre, m�me, mais il y entre arrang� � mais il y entre caricatur�. Je veux, ici, mettre en �vidence ce probl�me. Je veux, ici, rendre Harnoncourt � sa virulence � je veux le rendre � sa totalit� � je veux le rendre � sa radicalit�.

Aussi, afin de le comprendre, afin de se d�pendre de sa caricature, reprenons un peu tout ce que nous venons de dire. Reprenons un peu ces expressions que nous utilisons de fa�on courante et que nous utilisons de fa�on irr�fl�chie � je veux dire: l�expression de musique baroque et l�expression de renouveau de la musique baroque � oui: ces expressions reprenons-les. Attachons-nous, ici, � mieux les comprendre. Attachons-nous, ici, � mieux en entendre le sens. Nous verrons, de cette fa�on, quel r�le Harnoncourt y a jou� � ou encore: nous verrons quel r�le il y joue. Nous verrons, de cette fa�on, toute la signification � la signification r�elle de la vision que Harnoncourt propose de la musique � une vision de toute la musique.


Par musique baroque, on entend, en r�gle g�n�rale, la musique qui va de 1600 � 1750 environ. En opposition � ce qui se passe dans le cas de la peinture � la peinture o� le vocable baroque a un sens: chronologique comme esth�tique � ce m�me vocable, baroque, ne joue, dans le cas de la musique, que comme une convention � ou mieux: ce vocable ne joue, dans le cas de la musique, que comme une �tiquette. Il se pr�sente comme une �tiquette chronologique � qui d�signe, p�le-m�le, toutes les productions de cette p�riode � je veux dire: qui les d�signe sans consid�ration aucune de la diff�rence esth�tique qui passe entre elles: les unes catholiques, les autres luth�riennes; les unes fran�aises, les autres italiennes. En musique, le vocable baroque rassemble, p�le-m�le, tout un tas de productions tr�s diff�rentes entre elles. A cause de ce statut, � cause du statut de convention du vocable, nous comprenons bien que la musique baroque elle-m�me ne recevra, du coup, que des fronti�res chronologiques tr�s impr�cises. Elle ne recevra, du coup, que des fronti�res chronologiques tr�s variables � tr�s discutables. Tant�t, on ira en de�� de 1600; tant�t, encore, on ira au-del� de 1750� Nous voil�, en cons�quence, bien pr�venus: le vocable baroque ne d�signe pas, en musique, une chose � je veux dire: une chose qui ait un sens, qui ait un sens en elle-m�me� au contraire: si ce vocable a un sens, il ne le trouve pas ici � mais il le trouve ailleurs � ailleurs que dans cette �poque dite baroque � il le trouve, je crois, dans cette autre �poque: celle qui lui a accol� le mot ; celle qui, gr�ce au mot, a projet�, en ce pass�, un peu de ses propres pr�occupations � celle qui lui a pr�t� un peu de ses propres interrogations� Nous comprenons bien que c�est l� toute une histoire � mais que c�est l� une autre histoire� Nous voil�, en tout cas, je le r�p�te, bien pr�venus. Nous utiliserons, ici, l�expression de musique baroque: en d�pit de sa signification variable, en d�pit de sa signification discutable � oui: nous l�utiliserons � mais en connaissance de cause: en tant que convention, en tant que pure convention.

Par renouveau de la musique baroque, on entend, de m�me, en r�gle g�n�rale, la modification qui a eu lieu, dans la deuxi�me moiti� du XXe si�cle, dans la mani�re d'interpr�ter les �uvres de la p�riode baroque. Essayons, ici, de mettre en �vidence en quoi consiste cette modification. Prenons un exemple: la Passion selon St Matthieu de Bach. En 1970, il existe une mani�re habituelle, ou encore: une mani�re traditionnelle d'interpr�ter celle-ci: la mani�re de KLEMPERER ou la mani�re de FURTW�NGLER. Dans les deux cas, on utilise un orchestre de taille importante: on utilise, dans les deux cas, l'orchestre symphonique. L�interpr�tation de la Passion selon St Matthieu en garde, en cons�quence, une sonorit� elle-m�me importante; elle en garde une sonorit� elle-m�me symphonique. De m�me, on utilise, ici, les instruments modernes � les instruments modernes: prenons-en, l� encore, un exemple. Le violon. Par violon moderne, on entend le violon tel qu�il a �t� mis au point au XIXe si�cle � ou encore: on entend, par violon moderne, le violon tel qu�il a �t� mis au point apr�s Bach. En opposition au violon baroque, qui utilise des cordes en boyau, le violon moderne utilise des cordes m�talliques. De m�me: en opposition au violon baroque, qui pr�sente une inclinaison du manche quasi nulle, le violon moderne pr�sente une inclinaison du manche assez importante. Autre chose importante ici: l�archet. L�archet baroque est courbe, tandis que l�archet moderne est droit. Le droit contre le courbe, ou le courbe contre le droit: voil� qui r�sume assez bien, je crois, la querelle du moderne contre le baroque ou du baroque contre le moderne qui anima les ann�es 70 comme elle anima, encore, les ann�es 80... Nous comprenons bien, en tout cas, � la lumi�re de ces diff�rences de fabrication, que le violon moderne ne poss�de pas la m�me sonorit� que le violon baroque. Nous comprenons bien, aussi, � cause de ces m�mes diff�rences de fabrication, que le violon moderne ne permet pas les m�mes techniques de jeu que le violon baroque. Le violon moderne, � cause de sa sonorit� homog�ne, favorise un jeu lin�aire � un jeu lin�aire: je veux dire un jeu o� on �tire toutes les notes. Il favorise, aussi, les tempi mod�r�s. Le violon baroque, au contraire, ne le permet pas. Il favorise, gr�ce � sa sonorit� contrast�e, une interpr�tation elle-m�me contrast�e. Il favorise une interpr�tation o� on r�fr�ne le legato� o� on pr�f�re, aussi, les tempi rapides. Enfin et surtout: chacun de ces deux instruments, le violon baroque comme le violon moderne, chacun de ces deux instruments, dis-je, entra�ne, enfin et surtout, � cause de ces m�mes contraintes techniques, des types d�articulations propres � chacun de ces deux instruments entra�ne des types d�articulations diff�rentes. Nous comprenons bien, de cette mani�re, en quoi consiste le probl�me des instruments modernes. Ce probl�me se r�sume de la mani�re suivante: � cause des instruments modernes on transforme l��uvre. On la transforme, oui, � cause de ceux-ci, au niveau de la sonorit� comme au niveau du phras� � du phras� ou plut�t: au niveau du sens. KLEMPERER ou FURTW�NGLER ont donn� de la Passion selon St Matthieu� ils ont m�me donn� de toute l��uvre de Bach � des interpr�tations symphoniques. Ils en ont donn� des interpr�tations romantiques � des interpr�tations wagn�riennes � des interpr�tations, en apparence, � la limite du contre sens� Nous comprenons bien, en cons�quence, en quoi consiste la modification qui a eu lieu dans la deuxi�me moiti� du XXe si�cle dans la mani�re d�interpr�ter les �uvres de la p�riode baroque. Nous comprenons bien, dis-je, en quoi consiste le renouveau de la musique baroque. On a d�velopp� une nouvelle mani�re d�interpr�ter ces �uvres, en apparence, plus fid�le, en apparence plus vraie, une nouvelle mani�re de les interpr�ter � qui mobilise, non plus des instruments modernes, mais des instruments baroques � ou plut�t: qui mobilise des copies, je veux dire: des copies modernes de ces instruments. On a d�velopp� une nouvelle mani�re de les interpr�ter � qui d�gage les �uvres baroques des interpr�tations symphoniques � qui les d�gage des interpr�tations romantiques: non plus des interpr�tations wagn�riennes mais des interpr�tations anti-wagn�riennes�

En 1970, Harnoncourt donne les premi�res interpr�tations sur instruments baroques de la Passion selon St Matthieu de Bach. A cette m�me �poque, � c�t� de la Passion selon St Matthieu, Harnoncourt se consacre, aussi, � faire entendre de cette mani�re nombre des euvres de Bach � mieux encore : il se consacre � faire entendre en de nouvelles interpr�tations sur instruments baroques nombre des �uvres de la m�me p�riode.

Voil� les raisons pour lesquelles, en r�gle g�n�rale, on consid�re Harnoncourt comme le p�re du renouveau de la musique baroque. Voil� les raisons pour lesquelles, en r�gle g�n�rale, on le v�n�re. Harnoncourt, le premier, a r�utilis� les instruments baroques. Harnoncourt, le premier, en a tir� toutes les cons�quences techniques.

Mais le renouveau de la musique baroque se limite-t-il, chez Harnoncourt, aux instruments baroques? Se limite-t-il, chez Harnoncourt, � ces cons�quences techniques?

Je ne crois pas.

Afin de mieux le voir, afin de mieux le savoir: reprenons un peu tout �a. Reprenons tout �a dans l�ordre � dans l�ordre du temps.

D�s 1953, Harnoncourt fonde, en compagnie de camarades issus, tout comme lui, de l'orchestre de Vienne, un petit orchestre � matrice de ce qui deviendra, en 1957, date de ses premi�res auditions publiques, le Concentus Musicus de Vienne. D�s 1953, ce petit orchestre se pr�sente comme un laboratoire. Ce sera, jusque 1957, le lieu de toutes les exp�rimentations musicalespour Harnoncourt comme pour ses camarades : on y exp�rimente de nouvelles sonorit�s � on y exp�rimente, aussi, de nouvelles techniques. On y red�couvre les instruments baroques � on y red�couvre, de m�me, les techniques de jeu appropri�es � ou plut�t, ces techniques de jeu, on les y r�invente. On explore les vieux trait�s � on manie, en tous sens, ces vieux instruments.

Au temps de ses premi�res auditions publiques, le Concentus Musicus interpr�te, de pr�f�rence, les �uvres de musiciens autrichiens de la p�riode baroque. Toutes choses inconnues � cette �poque� je veux dire : les �uvres en question comme les musiciens autrichiens en question� A cette �poque, en cons�quence, le Concentus Musicus rencontre de totales approbations du c�t� du groupe limit� qui se trouve � ses auditions � qui les �coute. On croira m�me, � cette �poque, en Autriche, que ce petit groupe intello � je veux dire: le Concentus Musicus � travaille, de mani�re toute patrimoniale, � la valorisation de la m�moire musicale nationale. Mais non! Le quiproquo se dissipe, en 1962, lorsque le Concentus Musicus interpr�te, pour la premi�re fois, une �uvre c�l�bre � une �uvre c�l�bre de ce musicien gu�re autrichien � pireencore : de ce musicien c�l�bre comme tout� je veux dire: Bach. En 1962, le Concentus Musicus interpr�te, pour la premi�re fois en audition publique, les CONCERTOS BRANDEBOURGEOIS. C�est peu dire que c�est un v�ritable�moi, un v�ritable effroi : c�est un v�ritable toll�. Il va sans dire que l'interpr�tation que le Concentus Musicus en propose bouscule sans h�sitations toutes les habitudes de l�auditoire � elle bouscule toutes les traditions. L�interpr�tation de ces CONCERTOS BRANDEBOURGEOIS mobilise � peine 12 instrumentistes� 12 instrumentistes baroques: �a va sans dire. Il va sans dire, aussi, que Harnoncourt a revu, � cette occasion, toute la partition. Oui, � cette occasion, Harnoncourt a corrig� la partition imprim�e, la partition �dit�e. Il a corrig� la partition courante. Il en a, en un sens, retir� toute l��dition� je veux dire: il en a retir� toutes les r�alisations ajout�es, toutes les indications ajout�es. Tout le commentaire accol� � l��uvre, tout ce texte ou mieux: tout ce paratexte parasitaire a �t� �vacu�. A l��dition courante de l��uvre, Harnoncourt pr�f�re, ici, ses propres r�alisations. Harnoncourt pr�f�re, ici, ses propres indications. Nous comprenons bien, en cons�quence, que l�auditoire ait �t� �tonn�. Nous comprenons, m�me, que l�auditoire ait �t� choqu�: il a assist� � une audition de Bach in�dite � mieux: il a assist� � une audition inou�e.

Ici se situe, je crois, ce que souhaite Harnoncourt. Ce que souhaite Harnoncourt, c�est cette dimension in�dite, c�est cette dimension inou�e de la musique. C�est de rendre la musique �tonnante � c�est de la rendre, m�me, un peu choquante. De toute �vidence, � cette audition de 1962, �a a r�ussi.

Suite � l�audition de 1962, l�auditoire du Concentus Musicus se divise en deux. Tant que le Concentus Musicus en �tait rest� � de la musique baroque autrichienne ou � de la musique �lisab�thaine � ce qui signifie, aux yeux du m�lomane: � de la musique inconnue � ou ce qui signifie encore, aux yeux du m�lomane: � de la petite musique, � de la musique de pure curiosit�, tant que le Concentus Musicus, dis-je, en �tait rest� l�, il pouvait ne susciter que l�unanimit� de l�auditoire limit� que ce genre de curiosit� attire � ou encore: il pouvait ne susciter que la gentille indiff�rence de tous ceux que ce genre de curiosit� ennuie. En s�attaquant � Bach, en s�attaquant � un musicien connu, � un musicien reconnu � � une idole, � une ic�ne � presque, oui, presque: � un Dieu, en s�attaquant, dis-je, � Bach, le Concentus Musicus modifiait, de fait, la situation. Le Concentus Musicus modifiait, de fait, sa propre situation. Suite � l�audition de 1962, l�auditoire du Concentus Musicus se divise, je le r�p�te, en deux: une partie va suivre le Concentus Musicus en cette voie nouvelle; une autre partie, au contraire, refusera de le suivre. Eclate, ici, une v�ritable querelle � oui: une v�ritable querelle de la musique baroque. Elle d�cha�nera les passions. Elle les d�cha�nera, ces passions, pendant pr�s de trois d�cennies � je veux dire: pendant les trois d�cennies 60, 70, 80.

A cause de cette querelle, la question de la nouvelle musique baroque gagne beaucoup en audience. Mais, � cause de cette querelle, la question gagne aussi beaucoup en virulence.

>On assistera, tr�s vite, � une v�ritable polarisation de la querelle � qui opposera, d�sormais, les pro-Harnoncourt aux anti-Harnoncourt � ou plut�t: qui opposera, d�sormais, les baroqueux aux anti-baroqueux. Comme il arrive, souventes fois, en ce genre de querelle, comme il arrive � cause m�me de cette v�ritable polarisation, ceux qui le d�fendront ne le comprendront gu�re mieux, souventes fois, que ne le comprendront ceux qui le critiqueront. On tombera, tr�s vite, en pleine caricature. On assistera, tr�s vite, � une v�ritable fixation, hyst�rique, sur les apparences, oui, je le r�p�te, sur les apparences � sur l�inessentiel plut�t que sur l�essentiel � sur la lettre plut�t que sur l�esprit. Ce malheureux destin repr�sente, je crois, le destin malheureux de toute pens�e puissante, de toute pens�e paradoxale: elle se change � ou plut�t: on la change � on la change en petite pens�e, �troite, en pens�e doxale � ou encore: on la change en non pens�e, � partir du moment o� ce sont des disciples, sans empire, qui s�en emparent, � partir du moment o� ce sont des disciples qui s�en r�galent. On tombe, alors, dans le pharisianisme de la lettre. On tombe, alors, dans le philistinisme. On a �gar� l�esprit. Je me demande si la pens�e de Harnoncourt, chez ses disciples, n�a pas succomb� � cette gangr�ne � je me demande si la pens�e de Harnoncourt, chez ses disciples, n�a pas pass�.

Si le renouveau de la musique baroque, de toute �vidence, a eu lieu, si la nouvelle musique baroque, en un sens, a triomph�, est-ce l� la r�alisation de ce que Harnoncourt a voulu faire? Si, tous, de nos jours, nous jouons Bach ou ses contemporains sur instruments baroques � ou plut�t: si, tous, de nos jours, nous jouons sur instruments copi�s de ces instruments baroques � si, tous, de nos jours, nous �coutons, Bach ou ses contemporains jou�s de cette fa�on: de cette fa�on baroque � si nous nous retrouvons, � nouveau, dans une tradition, je veux dire: si nous nous retrouvons, � nouveau, dans une tradition auditive, est-ce l�, encore, la r�alisation de ce que Harnoncourt a voulu faire? Je me demande si, pris au pi�ge de la querelle, je me demande si, pris au pi�ge m�me de ce renouveau, Harnoncourt a �t� entendu. Harnoncourt n�a-t-il pas, au contraire, �t� r�duit? N�a-t-il pas �t� r�duit � une idole � � une ic�ne: inoffensive?

Il y a, je crois, une seule fa�on de r�pondre � toutes ces interrogations � � ces interrogations lancinantes ou encore : � ces interrogations angoissantes.

Il y a une seule fa�on: c�est de l��couter.

Oui, c�est d��couterHarnoncourt : c�est d��couter Harnoncourt en sa pens�e � telle que sa pens�e se diffuse, peu � peu, au gr� de ses textes th�oriques.

***

Harnoncourt a r�dig� nombre de ses textes th�oriques dans le cadre de la querelle de la musique baroque. Dans ce cadre, il a r�dig� nombre de ceux-ci comme de br�ves notices o� il essaie de mettre en �vidence ses propres id�es � rejetant, tant�t, les id�es des anti-baroqueux � mais rejetant tant�t, aussi, les id�es des baroqueux.

A ses yeux, les baroqueux courent le risque de s�arr�ter aux apparences: ils courent le risque de s�arr�ter aux seuls instruments � aux seuls instruments baroques, � la sonorit� � � ses yeux: ils courent le risque de s�arr�ter aux questions techniques � je veux dire: aux questions de techniques de jeu. Nous nous sommes, nous-m�mes, tant�t, laiss�s prendre au pi�ge de ces apparences, tandis que nous causions de renouveau � tandis que nous causions de modification. Si modification il y a � si renouveau il y a: � ses yeux, il ne se situe pas l�.

Harnoncourt a d�nonc�, en ses textes th�oriques, la f�tichisation possible des instruments baroques � la f�tichisation possible des techniques de jeu baroques. Les instruments, comme les techniques, ne sont, chez lui, que le moyen de tout autre chose � ce ne sont, chez lui, que le moyen � ou mieux: les expressions de raisons plus profondes.

Ces raisons plus profondes, Harnoncourt les a, je le r�p�te, expos�es en ses textes th�oriques. En 1982 et en 1984, Harnoncourt a repris une partie de ceux-ci � ceux des ann�es 60/70 � en volume: dans le DISCOURS MUSICAL et dans le DIALOGUE MUSICAL. On attend encore une parution en volume de la partie de ceux-ci la plus r�cente � ceux des ann�es 80/90. On les attend encore, dis-je, et on les attendra longtemps. Depuis longtemps, depuis les ann�es 80, Harnoncourt semble bien ne plus se vendre. Harnoncourt semble bien, en un sens, �tre pass� de mode.

Je ferai, tout de suite, deux remarques � propos de ces deux livres : le DISCOURS MUSICAL et le DIALOGUE MUSICAL � ou plut�t: je ferai, tout de suite, deux remarques � propos de la totalit� de ses textes th�oriques.

Premi�re remarque. Cet ensemble de textes a �t�, jusques ici, assez peu �tudi� � ou, � tout le moins, assez peu �tudi� comme un tout. On ne trouve, � ma connaissance, aucun commentaire � aucun commentaire suivi de tout ceci.

Deuxi�me remarque. Cet ensemble de textes pr�sente, n�anmoins, encore que de fa�on diffuse, � la fa�on de petites touches, une th�orie coh�rente de la musique � je veux dire que cet ensemble de textes pr�sente, n�anmoins, en une r�elle unit�, une th�orie de la musique en sa totalit�.

Cette th�orie, attachons-nous, ici, � la mettre, un peu, en �vidence � attachons-nous, ici, � en dire, un peu, le r�sum�.

Le point de d�part de Harnoncourt ne se trouve pas dans un int�r�t historien pour le pass� � il ne se trouve pas dans un int�r�t historien pour l��poque baroque. Au contraire: le point de d�part de Harnoncourt se trouve dans l��poque contemporaine � il se trouve dans ce que Harnoncourt consid�re �tre une crise: une crise contemporaine de la musique.

En quoi consiste, � ses yeux, cette crise contemporaine de la musique?

Cette crise consiste, � ses yeux, en un oubli du contenu de v�rit� de celle-ci.

Selon Harnoncourt, la musique ne se limite pas, de fa�on essentielle, � �tre un divertissement � un divertissement agr�able � non: elle ne se limite pas � �tre agr�able aux sens. Au contraire. Selon Harnoncourt, elle consiste, de fa�on essentielle, � d�ranger le sujet de l��coute, � d�ranger l�auditeur. Le sujet de l��coute, l�auditeur, la musique vise � le faire bouger, � le faire douter � elle vise � le remettre en cause � elle vise � le faire sentir autrement, � le faire r�fl�chir autrement. En un sens, la musique consiste, de fa�on essentielle, � faire vivre. Elle tient toute dans cette fonction stimulante � non pas dans une fonction divertissante � non pas dans une fonction assoupissante. Voil�, selon Harnoncourt, en quoi consiste la musique. Voil�, selon Harnoncourt, en quoi consiste le contenu de v�rit� de celle-ci.

Tout le probl�me tient � ce que ce contenu de v�rit�, � l��poque contemporaine, a �t� �vacu�. Tout le probl�me tient � ce que la pratique de la musique, � l��poque contemporaine, a chang�.

Harnoncourt rel�ve, dans la pratique contemporaine de la musique � je veux dire: dans la pratique courante de celle-ci � Harnoncourt rel�ve deux aspects de cette crise contemporaine, de cette crise contemporaine de la musique: deux aspects de ce f�cheux oubli du contenu de v�rit� de celle-ci.

Aspect n�1: le probl�me de la r�it�ration. Une premi�re caract�ristique forte de la pratique contemporaine de la musique consiste, selon Harnoncourt, en la r�it�ration incessante de celle-ci.

Cette r�it�ration incessante doit, ici, s�entendre de deux mani�res.

Elle doit s�entendre, premi�re mani�re, au niveau de la pratique m�me du concert. Au niveau de la pratique du concert, Harnoncourt remarque une �volution voire m�me une quasi r�volution depuis le XIXe si�cle: jusque l�, l�essentiel des programmes de concerts �tait constitu� de musique vivante � je veux dire: l�essentiel en �tait, jusque l�, constitu� de musique nouvelle. Depuis le XIXe si�cle, remarque Harnoncourt, la situation a chang�. La situation a chang�, en ceci que la musique du pass� a pris de plus en plus de place au sein des programmes de concerts. Elle occupe m�me, de nos jours, la premi�re place au sein de ceux-ci. La situation a chang� en ceci que l�on a rel�gu� la musique contemporaine � une part d�risoire � ou plut�t: en ceci que l�on a rel�gu� celle-ci au loin, mise � part, au coin, l� o� ne la visite gu�re que son public � que son public � elle. En r�sum�, � l��poque contemporaine, on passe plus de temps � r��couter de la musique du pass� que l�on ne passe de temps � �couter de la musique nouvelle. A l��poque contemporaine, on pr�f�re la s�curit� � on pr�f�re la tranquillit� que procure la r�it�ration du m�me aux joies plus belles � aux joies plus folles que procure la nouveaut� � je veux dire: aux joies que procure la connaissance� Mais cette tendance � la r�it�ration du m�me se retrouve, pire encore, au niveau m�me du choix de ces �uvres du pass�. De ces �uvres du pass�, on reprend toujours, � peu pr�s, le m�me petit nombre de rengaines; on reprend toujours, � peu pr�s, le m�me petit nombre de succ�s� celles auxquelles on a �t� habitu�. La r�it�ration incessante de la musique entra�ne, ici, la r�it�ration incessante du choix. Nous comprenons bien, en cons�quence, le probl�me que la r�it�ration pose, au niveau de la pratique du concert. Nous comprenons bien que la r�it�ration, en un sens, a tu� la pratique du concert elle-m�me � ou plut�t: que la r�it�ration, en un sens, a tu� la musique � elle a d�natur� celle-ci. On ne va plus au concert pour �couter de la musique � on ne va plus concert pour entendre� Mais on y va pour r��couter, on y a va pour r�entendre. Dans de telles conditions, la musique perd tout contenu de v�rit�. On la ram�ne � un divertissement � on la ram�ne � un chatouillement. Pure vanit�! Dans de telles conditions, la musique perd son effet moral � son effet moral: je veux dire: sa capacit� � nous faire sentir le monde, autrement � sa capacit� � nous faire r�fl�chir au monde, autrement. Elle perd, ici, sa dignit� � sa dignit� spirituelle.

Mais la r�it�ration incessante de la musique � cette r�it�ration si p�rilleuse � la musique elle-m�me, au contenu de v�rit� de celle-ci, � sa dignit� spirituelle, cette r�it�ration doit aussi s�entendre, ici, deuxi�me mani�re, au niveau de la pratique du disque. La pratique du disque aggrave cette tendance. Le disque, qui a �t� invent� en 1877 puis qui se d�veloppe, depuis, de mani�re exponentielle, le disque permet, d�sormais, de r��couter de mani�re incessante les m�mes �uvres. Mieux � ou pire: de ces m�mes �uvres, le disque permet, d�sormais, de r��couter sans cesse la m�me interpr�tation � devenue interpr�tation de r�f�rence. Le disque provoque, en cons�quence, un f�tichisme de l�interpr�tation. Le f�tichisme de l�interpr�tation d�signe, ici, ce ph�nom�ne qui consiste, � force de l�entendre, oui, � force de l�entendre sans cesse, � prendre une interpr�tation possible de l��uvre pour la seule interpr�tation possible de cette �uvre � ou encore: ce ph�nom�ne qui consiste � prendre cette interpr�tation pour l��uvre elle-m�me. Il d�signe cette esp�ce de maladie qui �crase la richesse de sens sous un sens unique sans cesse ressass� � sans cesse r�it�r� � cette esp�ce de maladie qui guette, ici, toute la musique. De m�me, le disque provoque, comme on a vu, un v�ritable ph�nom�ne de surdit�. Un v�ritable ph�nom�ne de surdit�: je veux dire qu�� force de l��couter, qu�� force de l��couter sans cesse, l��uvre ne sera m�me plus per�ue � ou plut�t: l��uvre ne sera m�me plus entendue� Le disque provoque une �coute inattentive de l��uvre � sans r�elle attention au sens � o� l��uvre devient comme une d�coration sonore, o� l��uvre devient, en un sens, incolore.

Nous comprenons bien, en cons�quence, en quoi la r�it�ration incessante de la musique entra�ne une crise de la musique � l��poque contemporaine. Les deux principales exp�riences que nous avons de la musique � je veux dire: l�exp�rience du concert comme l�exp�rience du disque � ces deux exp�riences que nous en avons ont �t� contamin�es par un ph�nom�ne de r�it�ration � oui: elles en ont �t� contamin�es! Au concert, comme au disque, on r��coute sans cesse les m�mes �uvres. Au concert, comme au disque, de ces m�mes �uvres, on r��coute sans cesse, les m�mes interpr�tations � puisqu�aussi bien, l'interpr�te est aussi un �couteur � un �couteur de disque � puisqu�aussi bien l�interpr�te est aussi nourri � ou plut�t: gav� de ces m�mes interpr�tations que le disque propose� Nous comprenons bien, en cons�quence, en quoi, au sein de ce contexte, est devenue difficile, combien est devenue rare une exp�rience de la musique o� la musique d�livre un contenu de v�rit�, o� la musique nous fasse sentir le monde autrement, o� la musique nous fasse r�fl�chir au monde autrement � nous comprenons bien, dis-je, en quoi, au sein de ce contexte, est devenue difficile, combien est devenue rare une exp�rience o� la musique nous d�livre � une exp�rience o� la musique nous �l�ve�

Mais la crise de la musique � l��poque contemporaine ne se limite pas, selon Harnoncourt, � ce probl�me de la r�it�ration du m�me � tout au contraire: le probl�me de la r�it�ration du m�me, selon Harnoncourt, en entra�ne encore un autre.

Aspect n�2: le probl�me de la tradition. Une deuxi�me caract�ristique forte de la pratique contemporaine de la musique consiste, selon Harnoncourt, en la mise en place, du c�t� de l'interpr�te, de traditions de jeu. Cette expression de mise en place de traditions de jeu d�signe ce ph�nom�ne qui consiste, du c�t� de l�interpr�te, � reproduire, de fa�on automatique � ou mieux: de fa�on quasi m�canique, un ensemble de sch�mas ou de r�flexes interpr�tatifs donn�s � je veux dire: un ensemble de sch�mas ou de r�flexes interpr�tatifs que la tradition a donn� � ou elle d�signe, encore, ce ph�nom�ne qui consiste, du c�t� de l�interpr�te, � �tre pris au pi�ge de ses pr�jug�s � � �tre pris au pi�ge de toutes ces choses, de toutes ces choses que la tradition pr�sente comme �videntes, ou comme naturelles, mais qui sont tout sauf �videntes � mais qui sont tout sauf naturelles. A force de reprendre l��uvre, � force de la reprendre de g�n�ration en g�n�ration, il se forme, au dessus de celle-ci, un genre de concr�tion pareille � celle que nous voyons au dessus de ces objets qui, longtemps, ont s�journ� sous l�eau � concr�tion � cause de qui nous ne voyons plus la forme originelle de ses objets, concr�tion � cause de qui nous ne les voyons plus comme ces objets ont �t�: longtemps avant � avant ce s�jour sous l�eau. De m�me, ici, la tradition cache l��uvre � la vue de l�interpr�te. Elle y a ajout� de nombreuses indications. Elle y a ajout� de nombreuses solutions. La tradition, en un sens, efface, ici, les probl�mes � ces probl�mes o� tient toute la richesse de l��uvre. La tradition, en un sens, la pr�d�coupe. Elle pr�pare l��uvre � l�interpr�tation. Mais: ce faisant, elle en limite aussi la possibilit� � ce faisant, sans que l�interpr�te le sache ou sans que l�interpr�te le reconnaisse, la tradition, ici, limite l�interpr�tation.

Nous comprenons bien, en cons�quence, que la tradition, qui peut �tre orale ou qui peut �tre �crite, renforce, � cause de cette limitation, la r�it�ration. La tradition encourage l'interpr�te � donner des interpr�tations ressemblantes � peu pr�s � elle encourage l'interpr�te � donner des interpr�tations � peu pr�s �quivalentes. En cons�quence: si la tradition a comme origine la r�it�ration, si elle en d�rive, la tradition renforce, ici, la r�it�ration elle-m�me.

Nous comprenons bien, aussi, que se retrouve, ici, le th�me du f�tichisme de l'interpr�tation. La tradition provoquera un f�tichisme de l�interpr�tation du c�t� de l'interpr�te � elle qui recouvre l��uvre sous ses fausses �vidences; elle qui recouvre l'oeuvre sous un sens appauvri. La tradition provoquera m�me, du c�t� de l�interpr�te, un ph�nom�ne de surdit� � celle-ci � un ph�nom�ne de surdit�: au sens o� l�interpr�te plaquera, au dessus de l��uvre, le sens que la tradition indique, au sens o� l�interpr�te reproduira le sens que la tradition pr�conise� Mais sans entendre l��uvre elle-m�me.

Quelle le�on tirerons-nous de tout ceci?

Nous en tirerons cette le�on que prise au sein de sa r�it�ration � que prise au sein de la tradition� la musique, � l��poque contemporaine, se trouve en crise. A cause de sa r�it�ration, � cause de la tradition, la musique a perdu tout contenu de v�rit� � elle a perdu sa capacit�, toute spirituelle, � remettre en cause le pr�jug�. La musique, en un sens, je veux dire: la musique en sa dignit� � en sa dignit� spirituelle � la musique, � l��poque contemporaine, semble �tre devenue improbable; elle semble m�me �tre devenue impossible.

Que faire?

Aux yeux de Harnoncourt, le renouveau de la musique baroque repr�sente, au sein de la deuxi�me moiti� du XXe si�cle, une tentative de r�pondre � cette crise.

Au sein de la deuxi�me moiti� du XXe si�cle, en cette crise, le renouveau de la musique baroque pr�sente, aux yeux de Harnoncourt, deux avantages principaux.

Avantage n�1. Le renouveau de la musique baroque permet, � l�interpr�te comme � l'auditeur, de d�couvrir de nouvelle �uvres � je veux dire: il permet de d�couvrir toutes les �uvres du pass�, toutes les �uvres de cette �poque baroque, jusque l� inconnues � jusque l� m�connues. La musique baroque se pr�sente, en un sens, comme une mine de r�pertoire: une mine de r�pertoire qui �chappe aux probl�mes que pose le r�pertoire classique � qui �chappe � ces probl�mes que sont la r�it�ration ou que sont la tradition. De cette premi�re mani�re, le renouveau de la musique baroque r�introduit de la nouveaut� dans l�exp�rience de la musique � il r�introduit, dans cette exp�rience, de l�inou�. De cette premi�re mani�re, le renouveau de la musique baroque r�habilite le contenu de v�rit� de celle-ci.

Avantage n�2. Le renouveau de la musique baroque permet aussi, � l�interpr�te comme � l'auditeur, de d�couvrir de nouvelles interpr�tations � je veux dire: il permet de d�couvrir de nouvelles interpr�tations des �uvres d�j� connues de cette �poque � des �uvres d�j� connues de la musique baroque. Je pense, ici, par exemple, aux �uvres de Bach ou, par exemple encore, aux �uvres de Haendel. Gr�ce au renouveau de la musique baroque, toutes ces �uvres, Bach ou Haendel, il est d�sormais possible de les r�entendre � ou plut�t, ces �uvres, il est d�sormais possible de les entendre: comme �uvres inou�es � comme �uvres nouvelles.

Telle sera, selon Harnoncourt, la fonction essentielle de l�utilisation des instruments baroques.

Du point de vue de l�interpr�te, l�instrument baroque se pr�sente comme une contrainte � cause m�me de sa nouveaut�. Mais c�est l� une contrainte lib�ratrice � qui l�oblige � r�examiner ses pr�jug�s � propos de telle ou telle �uvre � qui l�oblige � r�examiner ses pr�jug�s � propos de ses indications courantes comme de ses r�alisations courantes � toutes ces fausses �vidences. A cause m�me de sa nouveaut�, l�instrument baroque oblige l'interpr�te � r�examiner sa technique traditionnelle � quitte, cette technique, � la corriger. De m�me, l�instrument baroque oblige l�interpr�te � r�examiner la partition de telle ou telle �uvre � sa partition courante � quitte, l� encore, � la corriger.

Du point de vue de l�auditeur, c�est un peu la m�me chose � un peu la m�me chose: en ceci que, gr�ce aux instruments baroques, l�auditeur entendra une interpr�tation nouvelle � en ceci, aussi, que l�auditeur entendra, gr�ce aux instruments baroques, cette interpr�tation nouvelle en une sonorit� nouvelle.

Nous comprenons bien, en cons�quence, quelle sera, selon Harnoncourt, la fonction essentielle de l�utilisation des instruments baroques. Ce sera, du c�t� de l�interpr�te comme du c�t� de l�auditeur, un moyen de se rendre libre vis-�-vis de ses pr�jug�s � un moyen de se rendre libre vis-�-vis de la tradition, vis-�-vis de la r�it�ration. Ce sera, du c�t� de l'interpr�te comme du c�t� de l�auditeur, un moyen de v�rit�.

En cons�quence: les instruments baroques ne sont pas utilis�s, ici, en eux-m�mes � ils ne sont pas utilis�s, ici, pour eux-m�mes � mais pour l�effet de v�rit� � pour l�effet de v�rit� morale qui pourra en �tre retir� au sein de la deuxi�me moiti� du XXe si�cle � ce si�cle qui pourra, gr�ce � eux, r�entendre � ou mieux: qui pourra entendre, gr�ce � eux, les �uvres du pass� non pas interpr�t�es de fa�on habituelle mais les �uvres du pass� interpr�t�es de fa�on nouvelle.

En r�sum�: les instruments baroques tirent, ici, leur n�cessit�, ils tirent, ici, leur l�gitimit� de la prise en consid�ration de la situation de la musique au sein de la deuxi�me moiti� du XXe si�cle � ou encore: de la prise en consid�ration de la situation morale de l�interpr�te comme de la situation morale de l�auditeur. En cette �poque o� l�interpr�te en ignore tout, en cette �poque o� l�auditeur en ignore tout, l�instrument baroque gagne, ici, sa n�cessit� � l�instrument baroque gagne, ici, sa l�gitimit� � je veux dire: sa n�cessit� ou sa l�gitimit� du point de vue du contenu de v�rit� � le seul point de vue qui vaille, oui, le seul point de vue qui vaille en musique.

Nous comprenons bien, en cons�quence, que nous sommes loin, ici, de la repr�sentation courante que nous nous faisions du renouveau de la musique baroque chez Harnoncourt. Chez Harnoncourt, le renouveau de la musique baroque ne se ram�ne pas � la question des instruments baroques � question des instruments baroques somme toute accessoire. Les instruments baroques ne sont que des moyens � ce ne sont que des moyens: au service du contenu de v�rit� de la musique; au service de la musique elle-m�me. Au sein de la deuxi�me moiti� du XXe si�cle, ils tirent leur n�cessit�, ils tirent leur l�gitimit� de ce qu�ils peuvent, � ce moment, �tre utiles � ce contenu de v�rit� de la musique � de ce qu�ils peuvent, � ce moment, �tre utiles � la musique elle-m�me. Mais les instruments baroques ne sont pas la musique elle-m�me� ce ne sont pas des absolus: des absolus comme au sein de la repr�sentation courante que nous nous en faisions. En un sens, si, un jour, les instruments baroques devenaient un obstacle � la musique, si, un jour, les instruments baroques devenaient un obstacle au contenu de v�rit� de celle-ci, il faudrait, alors, les mettre de c�t� � il faudrait, alors, les jeter, ou, en tout cas, les rejeter.

Il ne faut pas, ici, tout confondre. Il ne faut pas, ici, confondre le moyen avec la fin � la fin avec le moyen. La fin, la seule fin, c�est la musique, c�est le contenu de v�rit� de celle-ci. La fin, la seule fin, c�est de sortir la musique de la crise o� se trouve la musique, c�est de la sortir de la r�it�ration, de la tradition. Les instruments baroques ne sont, ici, que des moyens � ce ne sont, ici, que des moyens accessoires. En un sens, les instruments baroques sont transitoires.

En cons�quence: Harnoncourt ne cherche pas, au travers des instruments baroques, � atteindre une quelconque v�rit� absolue � une quelconque v�rit� absolue: je veux dire: � atteindre une pseudo authenticit� historique. Cette pseudo authenticit� historique � o� on a, maintes fois, cherch� � le r�duire � il l�a, maintes fois, r�cus�e � il l�a, maintes fois, rejet�e comme illusoire.

Harnoncourt ne pense pas que soit possible une interpr�tation objective de l��uvre � une interpr�tation objective de l��uvre: cela signifie: une interpr�tation qui donne le sens: le sens soi-disant v�ritable de l��uvre � ou encore cela signifie : une interpr�tation qui donne de l'oeuvre une image sonore elle-m�me soi-disant v�ritable� fid�le aux conditions historiques de sa cr�ation, fid�le aux conditions historiques de sa premi�re r�alisation. Harnoncourt ne pense pas que soit possible une telle interpr�tation. Une telle interpr�tation se r�v�le, � ses yeux, �tre un leurre � ou plut�t: elle r�v�le, � ses yeux, �tre une conception na�ve de la v�rit� � elle r�v�le, � ses yeux, �tre une conception na�ve de l�interpr�tation elle-m�me.

A cette conception na�ve de l�interpr�tation, qui cherche une v�rit� absolue, qui cherche une authenticit� absolue, Harnoncourt oppose, ici, en cons�quence, sa propre conception.

Aux yeux de Harnoncourt, toute interpr�tation est n�cessairement subjective � toute interpr�tation est n�cessairement subjective: cela signifie que toute interpr�tation trouve sens dans un point de vue � je veux dire: dans un point de vue historique. Cela signifie, encore, que toute interpr�tation d�rive au moins autant de la position historique de l�interpr�te que de la position historique de l��uvre elle-m�me. Elle d�rive au moins autant de ce que l'interpr�te sent ou pense que de ce que l��uvre consent ou avance. Autrement dit, chaque �poque historique interpr�te les �uvres du pass� � sa mani�re, en fonction de ses int�r�ts � de ses propres int�r�ts: ou en fonction de ses propres cat�gories� ces �uvres, chaque �poque les r�assume � elle se les r�approprie. Autrement dit, encore, toute interpr�tation d�forme l�objet qu�elle interpr�te � ou mieux: elle le r�forme. Toute interpr�tation lui redonne un sens � ou plut�t: elle lui donne un sens renouvel�. C�est de cette mani�re que l'interpr�tation conf�re � la musique son contenu de v�rit�. C�est de cette mani�re que l'interpr�tation conf�re sens au son. Elle cr�e ou mieux: elle recr�e l�objet qu�elle interpr�te.

Nous sommes loin, d�sormais, de cette approche na�ve qui consid�re le renouveau de la musique baroque comme un retour � une pseudo authenticit� � je veux dire: � une pseudo authenticit� historique. Nous sommes loin, d�sormais, de cette approche qui le consid�re comme un retour � une v�rit� elle-m�me historique. Si le renouveau de la musique baroque poss�de une v�rit� historique, ce n�est certes pas au sens o� les interpr�tations qui en d�rivent seraient en conformit� avec le pass�, ce n�est certes pas au sens o� les interpr�tations qui en d�rivent seraient en conformit� avec un r�f�rent r�volu � mais: c�est au sens o� elles sont en conformit� avec le pr�sent, c�est au sens o� elles sont en conformit� avec les n�cessit�s de la situation contemporaine� je veux dire: avec les n�cessit�s de la situation contemporaine de la musique, avec les n�cessit�s de sa crise. Alors, en ce sens l�, oui, alors, ce renouveau poss�de une v�rit� historique � mais nous sommes loin, ici, de la repr�sentation courante que nous nous en faisions.

Nous comprenons bien, en cons�quence, ce que cherche � faire Harnoncourt. Ce que cherche � faire Harnoncourt, c�est de rendre � la musique son contenu � je veux dire: son contenu de v�rit�. C�est de la d�livrer de la r�it�ration, de la tradition. C�est de la d�livrer de cette conception de l�interpr�tation ali�nante qui la r�ifie sous une cro�te commentante ou sous une concr�tion qui la chosifie. C�est de la rendre � elle-m�me. De l� cette conception lib�ratrice de l�interpr�tation. De l� cette conception de l�interpr�tation qui la remet, sans cesse, en �tat crise � ou mieux: qui la remet, sans cesse, en �tat critique. L'�tat critique repr�sente l��tat naturel de la musique. La crise de la musique au XXe si�cle tient au recul de cet �tat critique � elle tient au recul de cet �tat naturel. Il s�agira, en cons�quence, chez Harnoncourt, gr�ce � une conception elle-m�me critique de l'interpr�tation, de rendre la musique � nouveau capable de v�rit� � de la rendre � nouveau capable de nous faire sentir le monde autrement ou de nous faire r�fl�chir au monde autrement. Il s�agira, chez Harnoncourt, gr�ce � une conception elle-m�me critique de l�interpr�tation, de rendre la musique � la vie � � la vie elle-m�me.

Au travers des instruments baroques, Harnoncourt ne cherche, en r�alit�, que �a: une solution � la crise de la musique au XXe si�cle. Harnoncourt ne cherche, en r�alit�, que la r�habilitation du contenu de v�rit�: du contenu de v�rit� de la musique � de toute la musique.

Nous comprenons bien, en cons�quence, que c�est derri�re les apparences, accessoires, transitoires, que c�est derri�re, m�me, le renouveau de la musique baroque, que se situe le c�ur de la pens�e de Harnoncourt. Le c�ur de la pens�e de Harnoncourt se situe au creux de cette pr�occupation pour la musique tout enti�re, au creux de ce souci pour sa v�rit�. Le renouveau de la musique baroque se pr�sente, ici, comme une cons�quence de cette pr�occupation � de ce souci. Il ne se pr�sente pas comme la totalit�.

Il faut peut-�tre, au sein du renouveau de la musique baroque, mieux distinguer l�inessentiel de l�essentiel. Il faut peut-�tre, au sein de ce renouveau, mieux distinguer la lettre de l�esprit � l�esprit qui anime la lettre� ou mieux: l�esprit qui la d�passe.

Une chose saute aux yeux, je crois, � la lumi�re de cette distinction. A la lumi�re de cette distinction, ce qui saute aux yeux c�est toute la proximit� � ou mieux: c�est toute la parent� qui passe entre ce qui pr�occupe, ici, Harnoncourt et ce qui pr�occupe ADORNO.

On retrouve, chez Harnoncourt et chez ADORNO, un m�me souci de la crise de la musique � l��poque contemporaine. De m�me, on retrouve, chez Harnoncourt et chez ADORNO, une m�me analyse de cette crise: elle consiste, chez l�un comme chez l�autre, dans la perte du contenu � je veux dire: dans la perte du contenu de v�rit� de la musique; elle consiste, chez l�un comme chez l�autre, dans le probl�me de la r�it�ration � dans le probl�me de la reproduction automatique � ou mieux: de la reproduction m�canique de la musique. Au rebours de cette crise � au rebours de la crise de la musique � l��poque contemporaine � on retrouve, chez Harnoncourt et chez ADORNO, un m�me souci de l'effet de v�rit� � de l�effet de v�rit� morale que la musique, en sa spiritualit� peut induire, que la musique, en sa spiritualit�, peut produire sur celui qui �coute, sur celui qui la go�te.

De m�me, la th�orie critique de l�interpr�tation, telle qu�elle est d�velopp�e chez Harnoncourt, en opposition � la th�orie traditionnelle de l�interpr�tation, cette th�orie rappelle la th�orie critique, telle qu�elle est d�velopp�e chez ADORNO, en opposition � la th�orie traditionnelle.

Souvenez-vous!

Chez ADORNO, la th�orie critique se caract�rise, en opposition � la th�orie traditionnelle, par la conscience de sa propre historicit�. Elle se caract�rise par sa r�flexivit�. Tandis que la th�orie traditionnelle se pense comme �nonciation de la v�rit� p�renne de son objet, tandis que la th�orie traditionnelle ne tient pas compte de sa propre position historique de sujet de la th�orie, la th�orie critique, au contraire, tient compte de cette position: la th�orie critique tient compte de sa propre position historique de sujet de la th�orie � elle se pense, en cons�quence, comme �nonciation historique de la v�rit� elle-m�me historique de son objet.

De m�me, chez Harnoncourt, la th�orie critique de l�interpr�tation se caract�rise, elle aussi, en opposition � la th�orie traditionnelle de celle-ci, par la conscience de sa propre historicit�. Elle se caract�rise, elle aussi, par sa r�flexivit�. Tandis que l�interpr�tation traditionnelle ne tient pas compte de la position historique de l�interpr�te, l�interpr�tation critique, au contraire, tient compte de cette position. L�interpr�tation critique accorde m�me une place centrale, elle accorde m�me une place essentielle � cette position historique de l�interpr�te.

Ce qui revient � dire que, dans une pratique saine de la musique, on modifie sans cesse le sens de celle-ci � tout comme la vie elle-m�me sans cesse se modifie. Ou ce qui revient encore � dire que, dans une pratique saine de celle-ci, la musique �chappe � toute r�it�ration � elle �chappe � toute tradition. Elle conserve, ainsi, sa capacit� � produire un effet de v�rit� � un effet de v�rit� morale. Elle conserve, ainsi, sa capacit� � nous faire sentir le monde autrement � � nous faire r�fl�chir au monde autrement.

De la m�me mani�re que, chez ADORNO, la th�orie critique se pr�sente comme une solution pour la philosophie, afin d��chapper � l�an�antissement, � la r�ification ou � la commercialisation, de la m�me mani�re, chez Harnoncourt, l�interpr�tation critique se pr�sente, en opposition � l�interpr�tation traditionnelle, comme une solution pour la musique, afin d��chapper � ce m�me an�antissement � � cette m�me r�ification ou � cette m�me commercialisation.

Harnoncourt a-t-il connu ADORNO? A-t-il eu connaissance de sa pens�e? Interrogation l�gitime, je crois, face � cette proximit�, face � cette parent�.

Il ne le semble pas. Il semble, plut�t, que cette proximit�, que cette parent� de pens�e d�rive non pas de la m�me m�ditation � mais plut�t de la reprise des m�mes th�mes, de la reprise des m�mes anath�mes � elle d�rive plut�t de la m�ditation du m�me.

Au reste, on notera, entre eux, en d�pit de toute cette proximit�, en d�pit de toute cette parent�, on notera, entre eux, une diff�rence essentielle.

ADORNO s�int�resse principalement � l�analyse des causes �conomiques puis des causes techniques de la crise contemporaine de la musique. Il montre, en ma�tre, de quelle fa�on l'av�nement de la soci�t� bourgeoise, de quelle fa�on l�av�nement de la soci�t� capitaliste, de la soci�t� techniciste, a supprim�, a annihil�, m�me, le contenu de v�rit� de la musique � jusques � faire de celle-ci un loisir divertissant, jusques � faire de celle-ci un loisir assoupissant. En toute logique, on s�attendrait � ce que, sur la base de cette analyse, on s'attendrait � ce que, sur la base de cette critique de la soci�t� bourgeoise, ADORNO en appelle � une modification r�volutionnaire de celle-ci � seule solution collective possible au probl�me. Mais, cette modification r�volutionnaire, cette seule solution collective possible au probl�me, ADORNO ne la convoque pas � ne la propose pas. Bref, ADORNO nous laisse, ici, face aux probl�mes, sans solution concr�te � ou m�me: sans solution du tout. Il nous laisse, ici, face � une insupportable angoisse � tout comme je vous laissais, moi-m�me, face � un insupportable suspense tandis que je finissais la s�ance pr�c�dente. Excusez-moi�

Chez Harnoncourt, �a se passe de mani�re diff�rente. Si Harnoncourt partage, comme ADORNO, un m�me rejet de la soci�t� de consommation de masse, un m�me rejet de la soci�t� capitaliste � de la soci�t� techniciste � rejet qui, chez Harnoncourt, d�rive d�une certaine forme de catholicisme � ou mieux: d�une certaine forme de franciscanisme � si Harnoncourt, dis-je, partage, comme ADORNO, ce m�me rejet, il s�int�resse principalement, � l�analyse des causes morales de la crise contemporaine de la musique. Des causes morales � dis-je: comme on a vu, Harnoncourt s�int�resse principalement � la question de la tradition; comme on a vu, Harnoncourt s�int�resse principalement � la question de la r�it�ration � �tudi�e du point de vue de l��coute, �tudi�e du point de vue de l�individu. Bref, Harnoncourt d�place, je crois, le probl�me � ou plut�t: il d�place la solution du probl�me. Il propose, ici, non pas une solution collective, non pas une solution politique � mais une solution individuelle � mais une solution morale. Chez Harnoncourt, il ne d�pend que de l�interpr�te ou que de l�auditeur, par une quasi asc�se, de pouvoir �tre libre � de rendre sens � la musique � de rendre � celle-ci un contenu de v�rit�. Chez Harnoncourt, il ne d�pend que de l�interpr�te ou que de l�auditeur, par le savoir, de se mettre en dehors, au moins autant que possible, de la soci�t� capitaliste � de se mettre en dehors, au moins autant que possible, de la soci�t� techniciste.

Mais cette solution individuelle, cette solution morale est-elle op�rante? Est-elle suffisante? Interrogation l�gitime � je crois � l� encore�

Mais Harnoncourt, en tout cas, Harnoncourt dessine, ici, une tentative de solution concr�te � il dessine, ici, une tentative de solution tout de m�me!

Nous comprenons bien, � la lumi�re de ces br�ves consid�rations, � la lumi�re de ces br�ves r�flexions, que la th�orie critique de l�interpr�tation produite � ou mieux: d�duite, ici, chez Harnoncourt, en opposition � une th�orie traditionnelle de l�interpr�tation, comme tentative de solution morale concr�te � la crise de la musique, nous comprenons bien que cette th�orie ne s�appliquera pas � la seule musique baroque: elle s�appliquera, bient�t, � toute la musique. Le renouveau de la musique baroque ne se pr�sente pas, en cons�quence, chez Harnoncourt, comme un tout isol�. Il se pr�sente, au contraire, comme la premi�re �tape du renouveau de toute la musique.

D�s 1980, Harnoncourt passe les bornes � je veux dire: d�s 1980, Harnoncourt passe les bornes de la musique baroque.

Dans les ann�es 80, il interpr�te les �uvres de MOZART. Il interpr�te de la musique classique. Dans les ann�es 90, il interpr�te les �uvres de BEETHOVEN. Il interpr�te, aussi, les �uvres de SCHUBERT ou celles de SCHUMANN. Il interpr�te, aussi, les oeuvres de BRUCKNER ou celles de BRAHMS. Il interpr�te de la musique romantique.

Au sein de la musique classique, comme au sein de la musique romantique, Harnoncourt met en �uvre les m�mes principes, exp�riment�s au sein de la musique baroque, Harnoncourt met en �uvre la m�me conception critique de l�interpr�tation � je veux dire: une conception de l�interpr�tation critique de la tradition, critique de la r�it�ration.

Toutes ces interpr�tations, de MOZART, de BEETHOVEN, de SCHUBERT ou SCHUMANN, de BRUCKNER ou BRAHMS, toutes ces interpr�tations provoquent, on s�en doute, de nombreuses r�sistances. Elles les provoquent, on s�en doute, parce que ce r�pertoire, apr�s tout, constitue un lieu privil�gi� de la tradition � les fausses repr�sentations y sont tr�s pr�sentes, les repr�sentations toutes faites y sont tr�s puissantes � parce que ce r�pertoire, apr�s tout, se constitue de musiciens v�n�r�s comme des idoles � de musiciens v�n�r�s comme des ic�nes. Les interpr�tations que propose Harnoncourt, ces interpr�tations iconoclastes, choquent les �mes bien sentantes � elle choquent, iconoclastes, les �mes bien pensantes� Il y a, ici, un crime de l�se divinit�. Ces interpr�tations, on les rejette, en cons�quence, comme nulles. La masse bien sentante, la masse bien pensante les consid�re telles. On pr�f�re voir Harnoncourt retourner � sa musique baroque. On pr�f�re le voir retourner l�. L� o� il ne nous emb�te pas. L� o� il ne nous casse pas tout�

MOZART, BEETHOVEN, SCHUBERT, SCHUMANN, BRUCKNER, BRAHMS: il me vient, tout � coup, un doute � l�esprit. Il me vient, tout � coup, � l�esprit que ce sont tous l� des musiciens allemands (au sens large). Oui: Harnoncourt a consacr� la majeure partie de ses interpr�tations � de ses interpr�tations critiques � � des musiciens allemands (au sens large)�

Est-ce l� un signe de patriotisme? Est-ce l� un signe de nationalisme?

Je ne crois pas.

En 1995, Harnoncourt a prononc�, au festival de Salzburg, un discours o� il s�est d�voil� � o� il s�est expliqu�. Il s�agit, pour Harnoncourt, de d�nazifier la musique. D�nazifier la musique: �a signifie rejeter la conception divertissante � �a signifie rejeter la conception assoupissante de celle-ci. Il s�agit, pour Harnoncourt, de rendre � la musique son contenu � son contenu de v�rit�. A commencer par la musique allemande � � commencer par cette musique qui, plus que toute autre, a �t� touch�e � qui, plus que toute autre, a �t� d�natur�e: mise au service de fin militaires; mise au service de fins totalitaires. En 1995, suite � ce discours, Harnoncourt est vir� � oui: Harnoncourt est vir� du festival de Salzburg.

Nous comprenons bien, en cons�quence, que la conception de l�interpr�tation de Harnoncourt, nous comprenons bien que cette conception de l�interpr�tation rencontre encore, en musique classique ou en musique romantique, de nombreuses r�sistances.

Elle pousse tr�s loin ses exigences morales vis-�-vis de l�interpr�te. Elle les pousse tr�s loin: elle qui demande � l�interpr�te de remettre en cause ses pr�jug�s les mieux assur�s � elle qui lui demande de se remettre en cause lui-m�me � elle qui demande une quasi purification de l�intellect � au sens o� la r�clame SPINOZA � une purification de l'intellect, dis-je, enfin d�livr� de ses folles imaginations � enfin d�livr� de ses fausses repr�sentations.

Jusques ici, je le r�p�te, le monde de la musique traditionnelle de n�a pas entendu ce souffle � il n�a pas entendu le souffle de cette r�forme � il ne l�a pas voulu. Au contraire: le monde de la musique traditionnelle a essay� de r�duire Harnoncourt au rang de l�gende vivante du baroque, un point c�est tout. Un point c�est tout, dis-je, ce qui consiste � le faire taire � ce qui consiste � le faire dispara�tre. Il a essay� de r�duire Harnoncourt � une idole � ou mieux: � une ic�ne: en vue de se pr�server, oui, en vue de pr�server sa propre tranquillit�.

Mais la musique baroque elle-m�me a-t-elle �chapp� � cette quasi contre-r�forme? Elle en court, je crois, le danger. Elle en court le danger: elle qui arrive � sa troisi�me g�n�ration � elle qui arrive au sein de l�institution, au sein de l��cole � elle qui commence � �tre une �vidence�

Ce qui d�cidera de sa progression ou ce qui d�cidera de sa r�gression � je veux dire: de la r�gression ou de la progression de l�esprit � de l�esprit que le renouveau de la musique baroque a allum� au sein de la musique, ce sera la r�sistance morale ou individuelle de ses ex�cutants � ce sera la r�sistance morale ou individuelle de ses repr�sentants.

Au sein de cette r�sistance, l�analyse � je veux dire: l�analyse philosophique concr�te de la musique a, peut-�tre, un petit r�le � jouer. Oui: elle a, peut-�tre, ici, un petit r�le, sans cesse, � rejouer.

CONCLUSION GENERALE

Voici que nous touchons au terme, oui, voici que nous touchons au terme de cette premi�re s�rie de conf�rences.

Nous nous sommes, ici, attach�s � reprendre un certain nombre de questions touchant la musique allemande. A travers elle, � travers la musique allemande, nous nous sommes, m�me, attach�s, ici, � reprendre un certain nombre de probl�mes touchant toute la musique elle-m�me.

Chemin faisant, nous avons avanc� quelques hypoth�ses � nous avons m�me, chemin faisant, avanc� quelques th�ses.

Mais face � l�immensit� de la t�che, face � la complexit� r�elle de ces mati�res, il convient de faire preuve, ici, de d�fiance � il convient de faire preuve, ici, de m�fiance. Sans doute, il se trouve, au sein de ces conf�rences, de nombreuses approximations � sans doute, il se trouve m�me, au sein de celles-ci, un peu de propositions fausses.

Ce que je me suis surtout attach� � faire, ici, c�est � prendre conscience de tous ces probl�mes � c�est � prendre conscience de tous les probl�mes que rec�le � ou plut�t: de tous les probl�mes que recouvre notre repr�sentation courante de la musique allemande � notre repr�sentation courante de toute la musique elle-m�me. Ce que je me suis surtout attach� � faire, ici, c�est � remettre en cause mes propres pr�jug�s.

En ceci, de toute �vidence, cette premi�re s�rie de conf�rence se pr�sente comme un premier exercice � ou comme un premier tour. Elle appelle, de toute �vidence, un retour.

La complexit� de ces mati�res, sans cesse en train de se faire ou en train de se d�faire, cette complexit� appelle m�me, je crois, des allers et retours � sans cesse � des allers et retours.

Tout comme l��tat de crise est l��tat naturel de la musique � l��tat de crise est aussi l��tat naturel de la pens�e � de la pens�e critique.

Dans cette perspective, dans la perspective de cette pens�e critique, je conclurai, en cons�quence, ce petit exercice de pens�e par l��nonc� de Th�ses � par l��nonc� de 6 Th�ses � propos de la musique.

Comme le rappelle ALTHUSSER, une Th�se est une proposition dogmatique qui, �tant dogmatique, ou encore: qui, �tant une prise de position, est aussi, de cette mani�re, une proposition critique. Une th�se, en ce sens, dessine un champ : elle dessine un champ de discussion.

Il s�agit, avec elles, de poser les probl�mes � mieux: il s�agit, avec elles, de poser des bornes pour une r�solution � pour une r�solution plus juste de ces probl�mes.

6 Th�ses � propos de la musique

Th�se n�1: Il y a une crise de la musique � l��poque contemporaine.

Th�se n�2: La crise de la musique � l��poque contemporaine tient � la perte du contenu de v�rit� de celle-ci.

Th�se n�3: La perte du contenu de v�rit� de la musique tient � un triple contexte: �conomique / technique / id�ologique.

Th�se n�4: Ce triple contexte r�duit la musique � une mat�rialit� divertissante � il la r�duit � une mat�rialit� ali�nante.

Th�se n�5: Il existe une premi�re mani�re de sortir de cette crise: la modification du contexte �conomique / technique. C�est la voie politique.

Th�se n�6: Il existe, comme condition de possibilit� de cette premi�re mani�re, une deuxi�me mani�re de sortir de cette crise: la modification du contexte id�ologique. C�est la voie morale � ou philosophique.

Fran�ois Coadou

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