mardi 9 octobre 2007
Éloge des clavecins mûrs
Par Claude Nadeau, mardi 9 octobre 2007 à 20:16 :: Un peu de tout
Les photos sont mauvaises, je les ai prises avec mon téléphone portable...
Qu'est-ce que ça fait de jouer un clavecin ancien? D'abord c'est une grande émotion, car la sensation physique sous les doigts n'est pas du tout la même : les plectres en plume de corbeau, taillés un à un dans une partie spécifique d'une vraie plume (et toutes ne sont pas bonnes pour cet usage), donnent une impression étonnante, et un son croustillant, "comme des biscuits" pour reprendre l'expression de l'artisan qui a taillé les plectres et qui m'expliquait le tout. Il m'a fallu une bonne heure pour m'habituer à cette sensation de contact "biologique" avec la corde (le plectre est la languette -généralement en plastique- qui pince la corde du clavecin, comme le médiator d'une guitare).
Et puis le son n'est pas du tout le même, c'est un peu comme si l'on comparait un bon Côtes-du-Rhône récent à un vieux Bourgogne : il y a un velouté, un arrondi, une patine, une profondeur que seul le temps a pu laisser. Ce clavecin qu'on m'a laissée jouer pendant plus de trois heures (!) a un son très perlé, assez proche finalement du virginal ou du muselaar, et des harmoniques dans lesquelles on entend beaucoup de fondamentale. Pour dire les choses autrement, il n'a pas de puissance sonore particulière, mais la note elle-même a une très longue résonance, avec une brillance nacrée dans les aigus et des basses très profondes. Quand on déroule les notes, on a l'impression d'entendre une rivière de perles... C'est en outre la première fois que je vois un clavecin qui descende jusqu'au mi grave! (d'habitude le maximum c'est fa)
Il m'a fallu un bon moment avant de m'habituer à cet instrument, si loin de mes repères habituels. J'ai eu beaucoup de chance de pouvoir le jouer aussi longtemps : il n'est pas encore officiellement inauguré, et après son concert de "re-naissance", il entrera dans un musée. Dans la pièce à hygrométrie et à température contrôlées où il était, j'ai dû mettre mon châle pour ne pas frissonner. Mais était-ce seulement dû à la température?...
Depuis 1776, combien de clavecinistes se sont succédés sur cet instrument? Il a dû en entendre, des histoires. Les beaux instruments anciens me font rêver pour cela aussi. Mozart était vivant lorsque ce clavecin a été construit, il était même en France. Ce clavecin était-il un instrument destiné au continuo, pour la musique de chambre ou d'orchestre, ou pour du répertoire de soliste? S'agissait-il d'un instrument "basique" ou d'un clavecin haut de gamme, pour l'époque? Toute son histoire reste à réécrire.
Certes il est commode de jouer sur des clavecins flambant neufs, en parfait état de marche : pas une note qui accroche, un toucher égal, un accord qui tient, un jeu facile... Un instrument ancien a des limites, il a des blessures, il a des fragilités. Il faut en prendre soin. Il a sa propre histoire. Et comme pour les êtres humains, c'est précisément cela qui le rend émouvant.
Je dis souvent que j'aime les limites de mes instruments, d'une part parce qu'ils rendent les instruments plus "humains" en les rapprochant de nos propres limites, mais aussi parce que les limites de nos instruments nous apprennent comment jouer : si telle ou telle chose n'est pas possible sur un clavecin du XVIIIe siècle, il y a toutes les chances qu'au XVIIIe siècle on ne jouait tout simplement pas comme ça.
Quand on a la chance de jouer sur des clavecins magnifiques, ce sont eux qui nous apprennent à jouer.
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Mots-clés : baroque , clavecin , instruments d'époque , luthier , restauration d'instruments , XVIIIe